QUESTION MARX
Présentation du séminaire 2004
La critique sociale et politique est en crise. L’effondrement de la croyance progressiste en général et du marxisme en particulier impose une profonde mise en question de la « pensée de gauche » et une redéfinition complète de ce qu’on entend par socialisme. Les échecs répétés de la dite « recomposition de la gauche» témoignent à eux seuls du vide doctrinal et de ses effets dans l’ordre de la pratique. On a beau jeu de dénoncer la puissance destructrice du néo-libéralisme comme la cause ultime de cet enlisement pathétique dans la répétition. En réalité, la force expansive du capitalisme et la logique de contre-révolution permanente qu’il nous est donné d’observer ne sont pas responsables de la décomposition de la gauche. C’est l’inverse qui est vrai : jamais le capitalisme n’aurait pu prendre aussi facilement le virage sauvage et cynique qu’il a pris dans les années 80 sans la paralysie des tenants officiels de la position de gauche, sans leur adhésion même au capitalisme nouveau. La critique sociale et politique est en crise car il lui manque autant la volonté de dire l’impossible et l’intolérable du capitalisme que celle d’analyser l’échec du consensus progressiste, pourtant mis à mal dès les événements révolutionnaires de 1968.
Face au désastre, quelques rares tentatives isolées ne font pas une contre-offensive, encore moins une reconstruction. La timidité théorique est de rigueur quand il s’agit de ré-interroger les bases mêmes de la critique sociale et politique telle qu’elle s’est construite depuis le début du XIXe siècle. Il semblerait que toucher aux fondements intellectuels du socialisme fait peur aux théoriciens et aux acteurs politiques de gauche. Fuites en avant et répétitions du même – opérations équivalentes de contournement des questions décisives– ne pourront suffire à combler la vacuité de l’activisme. D’où la question dont personne ne connaît encore la réponse : la politique de gauche est-elle encore capable d’une grande bifurcation ? Il lui faudrait pour cela inquiéter l’épistémè qui en a constitué la condition historique de développement. Ce sera le propos même du séminaire intitulé Questions Marx
L’activisme vide
Faute d’un tel examen, les quelques tentatives isolées de « refondation » restent sans prise sur le mouvement social et, a fortiori, sur les syndicats et les partis de gauche. L’action, fut-elle mondiale, finit par tourner en rond, privée d’horizon et de discours crédible. Comment sans énonciations nouvelles, concevoir de nouveaux possibles historiques ? L’activisme que l’on remarque dans les organisations et structures de la gauche a peut-être témoigné un moment d’un « réveil » mais ce « réveil » risque fort de n’avoir point de suite dans la vie réelle. Les meilleures volontés risquent de s’épuiser, les meilleurs esprits risquent de s’étourdir ou de s’enliser dans le bougisme tandis qu’une oligarchie d’ancienne facture, manœuvrant des bureaucraties plus ou moins ravalées, pourrait bien reprendre, selon une bonne vieille habitude, les commandes de la lutte sociale et tourner à son avantage les révoltes actuelles contre la mondialisation. De ce point de vue, l’analyse critique des nuisances de la marchandisation et de la privatisation dans tous les domaines est aussi indispensable qu’insuffisante. Elle laisse de côté l’examen implacable des tares du mouvement ouvrier du XIXe et du XXe siècle – tout spécialement la jouissance pathologique du pouvoir qui l’a rongé - et elle abandonne aux ultra-libéraux le monopole de la définition de la société future. Privé de prises symboliques et politiques, le mouvement social a peu de chance de durer et de se renforcer. L’activisme débridé en revanche peut nourrir un populisme anti-intellectuel, susciter des alliances plus ou moins douteuses, donner cours à un ultra-gauchisme qui, pour se réclamer de la radicalité, risque bien de se cantonner à une rhétorique purement accusatrice.
L’inquiétude théorique contre l’amnésie des appareils et le profil bas du concept
L’une des caractéristiques de l’ambiance actuelle dans les organisations se réclamant du mouvement social, caractéristique qui s’accorde bien d’ailleurs avec l’activisme, est la tendance à l’amnésie. Tout se passe comme si les efforts devaient être tendus vers la résistance au néo-libéralisme au nom d’un certain catastrophisme et d’un sentiment de la plus grande urgence. Cette manière d’être assez largement partagée qui se refuse à tirer le moindre bilan du passé est sans doute bien faite pour cimenter la grande réconciliation des anciens ennemis d’hier (spécialement les membres ou ex-membres du PCF et les membres ou ex-membres de la LCR) et pour d’autres raisons moins avouables déjà signalées. Cette amnésie est le revers du refus de regarder en face l’inutilité des efforts consentis, de reconnaître la criminalité des régimes issus du stalinisme. Même du point de vue de l’efficacité tactique, l’oubli est une voie sans issue. Conduisant à la réitération des mêmes schémas et des mêmes pratiques, il porte en lui tous les poisons des divisions et des scissions à venir. Si l’oubli n’empêche pas entièrement l’essor des analyses critiques du présent portées par les intellectuels du mouvement, il présente le grand inconvénient d’empêcher de penser les conceptions alternatives globales et d’offrir, ne serait-ce que par l’exemple, l’idée d’une société désirable pour laquelle il vaudrait la peine de combattre. Comment une pensée critique radicale du capitalisme pourrait-elle s’exonérer d’une critique tout aussi radicale de la fossilisation des doctrines et des modes d’organisation qui n’ont pas réussi à prévenir ou à endiguer les effets les plus néfastes de ce même capitalisme ? Jusqu’à présent, dans le mouvement social, dans les syndicats et dans les partis, le profil bas de la pensée l’emporte. En réalité, la situation reste très clivée entre de petits groupes intellectuels isolés mais aux ambitions conceptuelles élevées et des groupements militants qui s’en tiennent souvent au seul registre de la dénonciation. Or, un autre style dans le mouvement social est possible. Celui des périls de la pensée qui veut tout considérer, de la cave au grenier, du passé à l’avenir.
Assumer l’échec du socialisme et interroger la nature du progressisme
La critique argumentée du nouveau cours du capitalisme et de l’idéologie néo-libérale est nécessaire, disons-nous, elle n’est pas suffisante. Il convient de regarder en face l’échec d’une lutte pour le socialisme d’un siècle et demi ou plutôt sa réussite paradoxale puisqu’elle a abouti à l’intégration relative des classes populaires dans la société capitaliste grâce aux concessions politiques et économiques des classes possédantes. Que le socialisme se soit au fond révélé si facilement soluble dans le capitalisme ne s’explique pas seulement par les grilles traditionnelles de lecture : trahison de la social-démocratie, dégénérescence bureaucratique du communisme soviétique. Elle ne s’explique pas uniquement par la « dialectique des acquis partiels » (D.Bensaïd, H.Weber) qui servait de réponse à l’énigme de l’inertie des masses ouvrières. L’univers théorique du progressisme socialiste a les plus étroits rapports avec la croyance dans le développement illimité des forces productives, condition du règne de l’abondance communiste. On peut même dire que le cœur de la foi a résidé dans la volonté d’ « accélérer le processus », dans la volonté de ne pas attendre patiemment, comme le voulaient les conservateurs-libéraux, la retombée lente mais sûre (à leurs yeux) des bénéfices du développement matériel sur l’ensemble de la population. L’échec historique des accélérateurs communistes à l’Est tout comme les coûts croissants des capitalismes intégrateurs nous ont fait entrer dans une période radicalement différente marquée par l’accélération du nouveau capitalisme et par la désintégration du socialisme ancien. L’heure est venue d’interroger non pas « le passé d’une illusion » mais le sens du mouvement réel du capitalisme qui était supposé mener par lui-même au communisme. Il n’est pas impossible que la grande faille du socialisme ait été de prendre trop à la lettre « l’illusion de l’avenir » capitaliste.
Question Marx
Contrairement à des pronostics légers et tendancieux, Marx n’est pas mort avec les marxismes officiels incarnés dans les régimes et les organisations communistes. Au contraire, la dégénérescence aujourd’hui achevée des politiques et des structures du « communisme réel » désencombre « l’espace Marx » de son stock de vieilles statues et favorise un retour à Marx d’un tout nouveau genre. En quel sens en effet faut-il entendre aujourd’hui ce « retour à Marx » ? S’agit-il de chercher le « vrai » Marx en deçà de toutes les mésinterprétations, les trahisons, les mutilations ? Le jeune Marx contre le vieux Marx ou l’inverse? Le Marx des Grundrisse contre le Marx du Capital ou l’inverse ? Ce serait retomber dans une scolastique futile suspendue à la quête du sens ultime de la Parole. Revenir à Marx, c’est plutôt revenir à son œuvre en la questionnant librement par la médiation des théories bien vivantes qui aujourd’hui s’en réclament afin, disent-elles, de mieux saisir le capitalisme nouveau. Dit autrement, c’est interroger les marxismes d’aujourd’hui dans leur double rapport au réel et à la doctrine de Marx sans aucune contrainte d’orthodoxie. Il s’agira donc de se demander comment on fait aujourd’hui usage de Marx et quels sont les effets théoriques de ces usages sans se poser jamais en censeur des déviations et des révisions.
Pour cet examen, on aura en tête ce qui chez Marx aura été une limite du champ de vision (appartenance de ses conceptions à l’univers libéral, incorporation des schémas philosophiques, économiques et historiques des conceptions portées par les fractions les plus ouvertes et modernes des classes dominantes au XIXè siècle, toutes dimensions de l’œuvre qui doivent être relevées et scrutées de près).
Questionner Marx peut se faire par deux entrées : par la médiation de ses usages destinés à comprendre les nouveaux temps modernes ; par les symptômes, crises et combats qui constituent le réel social et politique et qui appellent des conceptualisations nouvelles. Ces deux voies ne sont pas contradictoires, mais il faudra les articuler concrètement dans le travail du séminaire. On commencera par une première série de séances intitulée « les trois sources du négrisme » consacrées aux travaux d’Antonio Negri et de Michaël Hardt. On poursuivra par une série portant sur la question des transformations de la classe ouvrière et du « sujet de l’histoire ». Sans préjuger de l’ordre des séances et de la liste des thèmes, on peut signaler dès maintenant qu’un certain nombre de courants qui sont issus du marxisme comme le « marxisme benjaminien » ou le post-situationnisme et d’auteurs comme Castoriadis ou Balibar seront examinés également. Les grandes mutations du capitalisme ou induites par lui sont nombreuses. On fera une place importante aux questions de l’État, de la souveraineté et de l’Europe.
Travail du séminaire
Le séminaire Questions Marx a pour objectif de contribuer, dans la mesure de ses moyens, à l’élaboration d’une théorie politique moderne du capitalisme actuel. En cherchant à éviter les trois écueils du refus de la théorie, de l’illusion dogmatique du « vrai Marx » et de la facilité éclectique, le séminaire visera à rompre aussi la grande solitude des théories les unes à l’égard des autres. Nombre d’entre elles, trop souvent, ont tenté de déployer leurs concepts en dehors de toute discussion avec les autres traditions politiques et théoriques. Parfois avec bonheur, mais souvent en stérilisant les avancées par des enfermements artificiels dans des chapelles ou par le repli sur des ego peu soucieux de ce qu’il y a de « commun » dans le travail intellectuel. Chacune chez soi, telle a semblé la règle des machines célibataires de la critique sociale. Cette situation témoigne d’un éloignement de la tradition de la discussion ouverte qui, depuis le XVIIIe siècle, avait permis les avancées de la pensée critique. Il suffit de relire la Sainte Famille ou l’Idéologie allemande, pour ne pas parler des longues polémiques détaillées de Marx avec Proudhon, pour se rendre compte du lien étroit entre l’élaboration d’une pensée critique et l’exercice de la critique de la pensée. Mais on trouverait à d’autres moments cruciaux du mouvement ouvrier de pareils échanges qui, aussi déplaisants qu’ils puissent nous paraître aujourd’hui – pensons à la pratique de l’invective gratuite et systématique-, n’en ont pas moins eu un rôle à la fois stimulant et formateur pour ceux qui y participaient. Il s’agira donc de faire du séminaire un espace de discussion publique selon un style propre qui se gardera de tomber dans les errements sectaires anciens.